Ce matin, l’air est glacial, humide. Nous sortons de la tente enveloppés dans les odeurs d’humus de la forêt. Le soleil n’atteindra pas ce lieu isolé avant quelques heures. Nous décidons de partir avant le déjeuner, enveloppés de nos doudounes. Durant 20 kilomètres, nous suivons cette route étroite serpentant sur le flanc de la montagne inhabitée. La forêt s’étire dans toutes les directions, les sommets s’entrelacent sans fin. Nous sommes ces quatre points mouvants dans ce vaste vert profond, illuminés par endroits d’arbres aux couleurs de l’automne.
Nous retrouvons la rivière, sa teinte cristalline aux reflets d’émeraude. Nous en longeons les flots, voie de sortie de cet antre mystérieuse. À mesure que nous avançons, un souffle d’inspiration se lève : il nous guide, nous enveloppe, nous entraîne toujours plus intimement au cœur de ce monde. Peu à peu surgissent des bulles d’émerveillement, nées des détails subtils que nos yeux perçoivent et que nos sens accueillent. Une lumière glissant sur l’eau, la courbe délicate d’une racine, le parfum discret de la mousse humide.
Puis apparaissent les premiers villages, les petites routes familières. Nous sommes de retour à Akiota, là même où nous avions pris part à un projet de revitalisation de la région. Un autre projet nous y ramène pour quelques jours. Nous voilà de nouveau à Kake, dans la petite maison traditionnelle.
« On y est ! On y est ! » s’écrie Fibie, impatiente et ravie d’être enfin arrivée. La vue est toujours aussi saisissante. La vallée se déploie dans une étreinte de montagnes, tandis que les forêts s’embrasent des couleurs de l’automne. Assis sur le rebord, le regard perdu dans l’immensité du paysage, Xavier murmure : « Ici, nous ne pouvons être qu’au Japon. »
La première célébration, c’est le four ! Fibie rayonne de joie à l’idée de pouvoir enfin préparer gâteaux, petits biscuits et du pain. Il suffit de leur expliquer une seule fois pour que Fibie et Nayla se lancent déjà dans de nouvelles recettes. Depuis, la cuisine nous est pratiquement interdite.
À peine arrivés, nous repartons déjà pour quelques jours. Nous entamons l’ascension du col qui nous mène vers les sommets des montagnes d’Hiroshima. En longeant la vallée, nous gagnons de l’altitude pour rejoindre le barrage de Nukui, un des plus hauts au Japon. La route se faufile entre des tunnels et s’élance sur un immense pont suspendu au-dessus du lac bleu profond. Tout autour, les montagnes plongent abruptement dans les vallées creusées par les rivières et les forêts sont illuminées de mille teintes, de plus en plus intenses.
Les érables deviennent majestueux, flamboyants. Les feuilles vert vif se transforment en grenat et celles jaune soleil virent au rouge écarlate. Entre ces extrêmes, chaque feuille mêle les couleurs avec une élégance infinie.
Nous pénétrons ensuite dans les gorges où s’écoule un torrent turquoise. L’air y est vif, et les parois rocheuses se referment autour de nous. Nous avons la sensation de nous faufiler au cœur même des montagnes. L’énergie y est fabuleuse. Sous un ciel cyan, portés par les paysages qui semblent peints, les filles oublient même les dénivelés. Puis, nous atteignons le plateau de Geihoku.
Commence alors la longue descente vers Hamada. Le froid s’installe, et les montagnes nous plongent peu à peu dans l’ombre. À notre arrivée, Hirose-san, le barbier drôle et chaleureux qui nous a présenté Ueda-san, l’éditeur de notre livre, nous invite à découvrir l’onsen traditionnel d’Arifuku. Nous célébrons les retrouvailles tous ensemble.
Lorsque nous pénétrons dans le petit village, des lanternes éclairent doucement les ruelles. Cet onsen, vieux de plus de 1300 ans, compte parmi les plus anciens du Japon. Autrefois, ses eaux étaient utilisées comme remède : les personnes souffrant de problèmes de peau et surtout les brûlés d’Hiroshima après à la bombe atomique, venaient y chercher la guérison. On dit que les sources possèdent encore aujourd’hui d’incroyables vertus.
Nous entrons dans l’eau à 43 °C et laissons la chaleur détendre nos corps, relâcher les tensions.
Plus tard, nous rencontrons le maire d’Hamada, Hiroki Miura, dont l’épouse connaît très bien Grand’Pa Shigeo et Tohru Sakamoto. Une fois encore, nous sommes fascinés par ces liens qui se tissent, par ces connexions humaines qui s’entrelacent le long de notre chemin.
« Demain, nous avons préparé un déjeuner incroyable, spécialement pour vous », nous annonce Hirose san.
« Nous allons manger de la baleine. »
Je croise le regard de Nayla, ses yeux s’écarquillent. Pour elle, c’est tout simplement impensable.
La viande de baleine a participé à la nourriture de survie lors des années d’après-guerre pour la communauté insulaire japonaise. Pour une partie de la population, elle est le symbole de leur enfance. Elle est aussi une tradition ancestrale, profondément ancrée à l’identité culturelle japonaise. Et pourtant, les baleines comme de nombreuses espèces sont actuellement menacées. Évidemment, rien n’est blanc et noir, sauf que le sujet de la viande de baleine est instrumentalisé par la politique pour nourrir la pensée nationaliste. Et là, le véritable enjeu est balayé, aucune discussion n’est possible.
Nous nous trouvons alors dans une position délicate. Heureusement, nos hôtes entendent notre malaise et nous proposent un autre déjeuner, tout en nous assurant que la viande ne sera pas jetée. Aussitôt, Nayla évoque Leina Sato. Apnéiste, elle souhaite rendre hommage aux cétacés et favoriser la communication interespèces. Dans son projet Anima, elle œuvre pour ouvrir un sanctuaire de guérison pour les dauphins en captivité sur la petite île d’Amami au Japon. Nayla explique combien elle est touchée par les mots de Leina, par sa voix, par sa volonté sincère de recréer un lien avec le vivant.
Le lendemain matin, c’est au tour de Xavier de se faire raser par Hirose san, ce barbier fort de plus de 40 ans d’expérience ! Puis nous rejoignons Nagato le long de la mer du Japon, afin de participer au Sea to Summit !
Sur place, nous retrouvons une délégation de Zermatt, Daniel Luggen, Mario Aufdenblatten et Paul-Marc Julen, Tatsuno-san entretenant un lien fort avec cette station de montagne. La partie officielle débute avec des danses d’enfants, suivies de quelques discours. Lors du symposium environnemental, le journaliste maritime Masahiro Uchida donne une conférence intitulée « L’environnement marin et l’avenir de Kita-Nagato à travers le kayak ».
Nous célébrons ensuite les retrouvailles avec des nombreux amis, autour d’un gigantesque buffet. Les filles adorent cette sensation d’appartenir à une grande famille. Elles sont ensuite appelées sur scène pour chanter, accompagnées de Tatsuno san à la shiobue, la flûte traversière japonaise.
Ensuite, nous allons planter la tente et préparer toutes nos affaires. Le lendemain matin, le rendez-vous est fixé à six heures au lieu de départ, et la météo annonce une pluie diluvienne…
Réveil à 5 heures. Nous nous préparons et rejoignons l’événement et nos amis. Il fait froid, mais l’ambiance est chaleureuse. À l’horizon, un front de nuages sombres se dessine. Le départ est donné, nous sautons dans nos kayaks pour 4 km et pagayons dans la baie bleue de Yutani, incroyablement calme et lisse. L’eau est cristalline, aux reflets turquoise, dommage que le ciel couvert ne lui rende pas pleinement hommage. La sensation de glisser sur l’eau est délicieuse.
Partis parmi les premiers, nous avançons rapidement. Le silence, le lever du jour, la communion avec l’énergie de l’eau, nous permettent d’embrasser pleinement ce moment magique. Nous contournons un petit îlot de roche noire volcanique, puis pagayons lentement en direction de la ligne d’arrivée.
Nous enchaînons ensuite avec le vélo, face à un vent puissant. C’est parti pour 54 km. Fibie décide de rejoindre Tatsuno -san. Nayla et Xavier sont déjà loin je les rattraperai en chemin. Pourtant, Nayla a décidé d’atteindre le sommet en un temps record.
De mon côté, je roule sur les petits chemins de la préfecture de Yamaguchi, ceux que nous avions tant aimés. Ils se faufilent le long du relief, entre les vallées, sur les flancs des collines, le long des rivières. Ils s’ouvrent sur des érables rouge vif, des ginkgos jaune éclatant et des kakis orangés, peignant le tableau d’un Japon traditionnel que la pluie rend désormais brumeux. Yamamoto -san, notre ami d’Aomori, fait la course avec moi.
Je retrouve finalement Nayla et Xavier près de la magnifique source de Beppu Benten, après 40 kilomètres de vélo. Nayla gagne définitivement en endurance. La source est toujours aussi magique, avec son eau turquoise absolument limpide. Une petite soupe nous permet de nous réchauffer. La pluie tombe toujours délicatement, mais nous sommes désormais trempés.
Nous repartons tous ensemble pour la dernière et longue montée, afin d’atteindre les plateaux d’Akiyoshidai, dissimulés dans un épais brouillard. Le froid, l’humidité, l’effort se font sentir, Nayla a besoin d’encouragements. Je lui rappelle les paysages incroyables que nous traversons, même s’ils sont pour l’instant voilés. Il ne reste plus que quelques kilomètres.
Nous arrivons finalement, et aussitôt Nayla saute de son vélo pour partir en courant, décidée à rattraper Fibie avant qu’elle n’atteigne le sommet. Nous rejoignons l’équipe de Tatsuno-san et de sa femme, Kiyoko-san. Fibie est ravie. Les deux filles repartent alors en courant pour gravir le petit sommet. C’est l’arrivée ! Youpie !
À peine le temps de savourer que c’est déjà la course pour redescendre, sous une pluie de plus en plus intense. Nous sautons dans le bus, rejoignons le lieu de la cérémonie et trouvons même le temps de nous baigner dans le petit onsen local, une véritable récompense pour nos corps fatigués. La cérémonie semble interminable : la pluie ne cesse pas, et un vent glacial s’engouffre sous le chapiteau où nous nous abritons.
Finalement, nous retrouvons la tente. Quel soulagement de constater que la pluie s’est arrêtée. Nous pouvons manger dehors, cette fois sous un ciel incroyablement étoilé. Shigeo San et Yuka-chan nous rejoignent pour une partie de carrom. Le silence de la nuit se remplit alors d’éclats de rire.
De retour dans la préfecture d’Hiroshima, nous roulons depuis Geihoku à travers ces forêts qui s’embrasent de mille couleurs automnales. Nous retrouvons notre petite maison traditionnelle, cette fois pour deux semaines.
Céline, Xavier, Nayla et Fibie
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