La route n’a rien de romantique : la pluie trempe, le froid use, le corps proteste. Et dans un coin de maison, sur un tatami ou sous la toile de notre tente, on travaille sur l’écriture du premier tome de notre histoire, en collaboration avec Ueda San, notre éditeur Japonais.
Ce matin encore, la pluie nous poursuit. Inlassable, elle abreuve la terre de son eau nourricière, mais nous met, une fois de plus, à l’épreuve.
— J’en ai assez de cette pluie.
Je le murmure pour moi-même, en pensant à mon dos, à ces contractions musculaires qui le traversent chaque fois qu’il subit l’humidité. Toutes nos affaires qu’il faut déballer, étendre, faire sécher encore et encore, dans une lutte désespérée contre la moisissure qui, malgré nos efforts, finit toujours par s’installer. À cette eau de plus en plus froide qui rend nos journées pénibles, nos pauses glaciales, et nos repas frugaux lorsque aucun abri ne se présente.
— J’en ai assez de ces prévisions météo ! Xavier est irrité.
Elles ne cessent de se tromper : à force de vouloir s’y fier, de tenter de tout planifier, nous finissons par changer nos plans — et la météo, capricieuse, change les siens. Résultat : il devait pleuvoir hier, et c’est aujourd’hui que le ciel se déverse sur nous.
Le casse-tête semble sans fin. Nous avons l’impression que le temps lui-même se joue de nous. Et si nous cessions, pour une fois, de vouloir tout contrôler ? Si nous laissions simplement la pluie nous traverser, au lieu de lui résister ?
Cette météo capricieuse vient aussi nous confronter pour la suite. La traversée des Alpes Japonaises. Un rêve secret s’est lentement distillé en nous, celui de grimper au col de Norikura, qui culmine à 2’715m d’altitude au coeur d’un parc national. Là, où les voitures sont interdites. L’idée de camper là-haut, au-dessus de la limite des arbres nous anime d’un élan joie. Nous imaginons déjà la nuit claire nous offrir la majestueuse voie lactée, comme si nous plongions au coeur même des étoiles.
En même temps, c’est un immense défi. Surtout pour Fibie. Plus de 2’000 m de dénivelé en deux jours… Et mon dos ? Tiendra-t-il le choc?
Sous un ciel limpide, je sais que nous y parviendrons. Mais avec une météo catastrophe ? Même par temps clair, ces montagnes dressent devant nous un mur colossal de roche, de pics et d’arêtes souvent noyés dans un brouillard glacial, battus par un vent violent.
Encore une fois, j’aimerais pouvoir contrôler les éléments — ne serait-ce que pour assurer le bien-être des filles. Et pour ne pas franchir les limites de mon propre corps. La frustration et la tension s’insinuent alors en moi, silencieuses mais tenaces.
Pourtant, lors de la dernière pluie diluvienne, j’avais choisi de lâcher prise. De laisser le chemin s’ouvrir, non pas selon mes envies, mais en suivant la voie qui se dessinait. Nous étions tout aussi détrempés, mais mon esprit, lui, s’était allégé.
Je me sens de nouveau mise au défi : accepter ce qui vient, sans résistance. Et concentrer toute mon énergie, non pas à lutter, mais à faire confiance au chemin — qu’il s’ouvre, d’une manière ou d’une autre.
Nous reprenons la route sous une fine pluie, longeant la Chikuma jusqu’à Nagano. Après un bain apaisant dans un onsen, nous trouvons refuge pour la nuit dans un petit parc, que nous rejoignons à la lueur des lampes frontales.
Nous poursuivons ensuite notre route dans une vallée encaissée, au cœur des montagnes, remontant le cours sinueux de la rivière Sai. Sur les petites routes, nous pénétrons peu à peu dans la forêt. La route s’élève brusquement, serpentant le long du flanc de la montagne jusqu’à un passage, un col. Nous basculons alors sur l’autre versant, vers la plaine de la rivière Takase.
En toile de fond, les sommets abrupts des Alpes du Sud devraient s’y dessiner — mais aujourd’hui, ils sont engloutis par les nuages. Nous longeons la plaine dorée des rizières avant d’atteindre Hotakaariake.
Là, nous attendent Sachiko-san et son mari Rick — elle, le cœur sur la main ; lui, l’humour facile et bienveillant. Leur petite maison, blottie au cœur de la forêt, nous accueille comme un cocon. Tout près, un torrent chante bruyamment, et l’eau chaude d’une source naturelle coule directement dans le bain. Nous pouvons enfin nous reposer quelques jours, du moins physiquement.
Notre esprit, lui, reste plongé dans notre nouveau livre. Les journées s’étirent entre lectures et relectures, de l’anglais au japonais, puis du japonais à l’anglais. Nous travaillons main dans la main avec Ueda-san et Mie-san à la réalisation de ce grand projet : le premier tome de notre histoire, celui qui raconte notre départ de Suisse, nos aventures à deux, puis la naissance de notre famille.
Assis en demi-lotus sur les tatamis, bercés par le chant des cigales et celui de la rivière, nous écrivons, encore et encore. Mais traduire notre vécu dans une autre langue, pour une autre culture, n’est pas chose simple. Et collaborer dans un projet où les fonctionnements de chacun diffèrent, dans une communication de type hiérarchique où les décisions se prennent souvent en silence, demandent une nouvelle patience.
Parfois, la traduction nous emprisonne dans le prisme des fonctionnement stéréotypés, ou nous englue dans le moule de l’inconscient collectif. Ce que nous tentons de transmettre se déforme alors, filtré par un point de vue qui altère la réalité. Le travail de relecture devient titanesque : il nous faut sans cesse retrouver une voix juste, un équilibre où nous nous reconnaissons sans pour autant perdre nos lecteurs japonais.
À Azumino, nous donnons une conférence chez Montbell, où de nombreux amis ont fait le déplacement pour nous retrouver. L’atmosphère est chaleureuse, pleine de sourires et d’émotions partagées.
Sachiko-san, toujours attentive, met tout en œuvre pour nous faire découvrir sa région. Nous allons faire de l’agility canine avec Alta : son chien et les filles forment une équipe étonnante, agile et complice. Puis elle nous conduit chez un petit producteur local. Dans son verger foisonnant, des pommiers, des poiriers et des pruniers chargés de fruits. Nous goûtons à tout : certaines pommes sont sucrées, d’autres acidulées, certaines croquent sous la dent, d’autres fondent doucement en bouche. Nous repartons les bras chargés de kilos de fruits, rêvant déjà de purées et de crumbles parfumés.
Sachiko-san nous prépare alors des plats incroyables, entièrement faits maison. La qualité des produits, la finesse des saveurs, tout révèle une cuisinière hors pair. Nous avons droit à de véritables repas de dégustation, chaque assiette une découverte. Son ami arrive bientôt, les bras chargés d’un cageot de champignons ramassés au cœur de la forêt : un trésor qu’elle intègre aussitôt à ses créations.
Au pied des montagnes, nous les voyons, imposantes, qui nous narguent. L’envie de les gravir, de jouer sur leurs sommets, nous brûle. Mais elles demeurent enfermées dans les nuages — et, au fond, nos corps réclament du repos. Pourtant, le fameux col continue de vibrer en nous. Nous sommes à ses pieds : seule la montée nous sépare encore du rêve.
Nous en parlons avec nos amis, et avec Sachiko-san.
Un dimanche ? Impossible : trop de circulation, trop de danger.
Puis la météo tourne à la catastrophe. On annonce un nouveau déluge. Le col semble lentement se refermer sous nos yeux.
Toutes les autres alternatives nous paraissent ternes, dénuées de sens. Nous nous sentons appelés par cette montagne, et pourtant, la porte se ferme. Finalement, un ami cycliste de Sachiko tranche :
— C’est bien trop dangereux, avec le temps qu’ils annoncent et le trafic !
Alors, notre amie nous propose de nous conduire de l’autre côté du col. Là-bas, il n’y aura plus que la descente.
À force de lutter pour plier la vie à notre volonté, peut-être fallait-il simplement apprendre à faire confiance. À se laisser porter, à accepter la voie qui s’ouvre — même si elle diffère de celle que nous avions imaginée.
Ce col n’est pas pour nous, du moins pas cette fois. Nous reviendrons, un jour.
Pour l’heure, nous chargeons nos affaires dans la camionnette qui nous emporte au cœur des montagnes lacérées, entre des parois abruptes plongeant jusqu’aux sources d’eau chaude. Sur le bas-côté, d’énormes singes prospèrent sous le souffle glacial du vent.
Et, face au trafic, à la pente, au froid et au vent brutal, aucun regret ne subsiste. Seulement la certitude d’avoir écouté la juste voie.
À la sortie du tunnel routier, nous enfilons gants, bonnets et doudounes avant d’entamer la descente vers la vallée qui mène à Hida-Furukawa. Là, nous sommes attendus par Yamada-san, l’un des directeurs de Japan Eco Track. Il nous accueille chaleureusement et nous offre l’hospitalité à Satoyama Experience, une splendide guesthouse.
Cette compagnie propose des expériences authentiques, en lien étroit avec les paysages uniques de Satoyama et Satogawa, ces espaces où la nature et la vie humaine s’entrelacent harmonieusement depuis des générations. Les repas du matin y sont simples et raffinés, empreints de la délicatesse japonaise.
Nous retrouvons ensuite Yamada-san, et, dans une ambiance joyeuse, nous étalons la carte sur la table. Il nous suggère un nouvel itinéraire, sinueux et inspirant, qui éveille aussitôt en nous l’envie de repartir.
Peu après, nous retrouvons Ben. Ensemble, nous passons la soirée à Takayama, dans une izakaya animée, à savourer des plats extraordinaires et à goûter différents sakés, chacun révélant une nuance. Le rire, la chaleur, la lumière tamisée, tout semble suspendu dans cet instant de retrouvailles.
Le lendemain, il nous accompagne le long de la route, sous un ciel d’un bleu royal. L’automne s’annonce, avec son éclat si particulier. En quittant la vallée, les hautes montagnes se dressent en toile de fond, encadrant les petits villages traditionnels de leurs silhouettes majestueuses.
Et sur le chemin, pour la première fois, nous apercevons le Kamoshika, le saro du Japon, une silhouette au bord des flots, paisible et sauvage à la fois. Il nous observe un instant, avant de disparaître dans la forêt.
Nous repartons alors, le cœur léger, vers un nouveau col…
Céline, Xavier, Nayla et Fibie
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